Notre pays a aujourd’hui froid, dit-on. Nous avons peur, dit-on. La moutarde est servie au dessert, dit-on. Le vol des aigles serait préoccupant. Les tigres auraient pris la robe des renards et les renards auraient emprunté la couleur des tigres. Tous les repères sembleraient perdus. La jungle semblerait tout couvrir. Mais ce pays n’est pas et ne sera pas une jungle ! Dans une jungle, règne la justice de la nature. Cette dernière est cruelle quoique juste, parce que répondant aux lois propres à la nature. La justice des hommes ne saurait être la même, à moins que nous ne soyons devenus des bêtes. Gardons raison ! Mais on ne peut garder raison sans liberté, sans droit. Parlons-nous ! Respectons-nous ! Aimons-nous !
Non, il ne peut être possible que le Droit soit une tragédie dans le pays de Kéba Mbaye ! Il doit être en tout temps et en tout lieu maitre du jeu. C’est au Droit de trancher. C’est la justice qui est l’arbitre. Elle doit être sincère, pas partiale ou flatteuse. Quand il fait nuit, le Droit ne doit pas rentrer tard ! Les juges se lèvent toujours tôt. Non, nous n’avons pas que des juges morts ! Les vivants nous tendent la main. Ils sont nombreux. Ne leur construisons pas des maisons dans les égouts. Si nous déshabillons la démocratie, nous nous déshabillons nous-mêmes. Nus face à nos miroirs. Nus face à nos enfants. Nus face au monde. La politique, la première, doit la couvrir de beaux pagnes. Comme une maman. Tournons cette page de peur. Elle ne doit pas s’écrire.
Lorsque le deux fois illustre professeur et juge Tafsir Malick Ndiaye, enfant du Sine-Saloum comme moi, m'a demandé de rédiger la préface de son ouvrage, monument de ce que le Droit peut arbitrer dans les litiges maritimes internationaux, je n'ai pas souri. J'ai blêmi. Pour l’honneur qui m’a été fait de préfacer ce colossal ouvrage : « ÉCRITS DE DROIT », volume de 1304 pages, paru en mars 2016, j’écrivais ceci : « Peut-être que le Droit ne peut être que raison, pour conduire sa mission de justice et d'équité. Et sur cette voie, il est quelque part à l'ombre du divin. Il serait même Sa voix sur terre, c'est à dire l'écho de ce qui est juste et équitable. Mais jusqu'où des mortels peuvent-ils accomplir cette mission du juste et de l'équitable? Jusqu'où le Droit serait-il à la fois raison et émotion sans se mettre en péril ? La justice s'accommode mal de l'émotion. Ou très peu. Rendre la justice, dit-on, rend froid, distant, impassible. Ou presque. Mais cela ne voudrait pas dire que les juges n'ont pas de cœur. J'en ai connu et j'en connais encore de brillants et invincibles qui ont le cœur aussi grand que la Mecque et Rome réunies (…) Seulement, le cœur est faillible, c'est à dire faible, alors que le Droit et la justice ne sauraient être faillibles et faibles. Voilà sans doute pourquoi le cœur, moins froid, plus apte à se plier, ne saurait être l'outil du juge. Mieux vaut s'armer de raison pour gouverner le Droit.
La raison a eu tendance dans l'histoire de la pensée, à nier l'existence de Dieu. Ce qui ne voudrait pas dire que les juges nieraient l'existence de Dieu. Ils ne philosophent pas, non plus. En effet, des philosophes athées et brillants ont été les porte-parole de cette négation de Dieu. Pour d'autres, Dieu ne peut être raison pure, car rien dans la raison pure ne saurait prouver son "existence". C'est le cœur qui peut aller chercher Dieu, c'est à dire la foi. Et la foi est émotion. Dieu est donc cœur et émotion, car Il pardonne. Le Droit, la justice ne pardonnent pas. On accède plus facilement à Dieu par le cœur et l'émotion que par la raison. Avec le Divin, 1+1 peut faire 1 et pas forcément 2. Comme dans l'amour. Mais laissons Dieu tranquille et la raison avec Lui.
D'où viendrait donc le Droit ? Sans doute de très loin. Avant lui, comme dirait d'Ormesson, combien de "fleuves de sang", combien de "montagnes de cadavres" nous ont précédés ? Dans une centaine de milliards d'années à venir, comment se présentera le Droit ? A quoi ressemblera t-il ? Ce qui est sûr, c'est qu'il sera à l'image de quelque chose qui n'existait pas. A l'image de sociétés si évoluées mais sans doute plus fragiles encore qu'aujourd'hui. Dans un milliard d'années, nous aurons changé inéluctablement notre façon de vivre, mais pas d'aimer, de souffrir, de mourir. Ce qui ne mourra pas parce que désormais consubstantiel à la marche et à la régulation de la vie en société, c'est le Droit, le fait de rendre la justice, de départager les bons des méchants, de combattre l'injustice (…) Ce temps du monde à venir aura des effets certains sur la notion de Droit et de rendre la justice. Aurons-nous d'ailleurs physiquement besoin de juges? Serions-nous déjà dans le 3ème monde ? Cela donne le vertige!
Comme il est difficile d'être un juge, à l'image de Dieu, même si les juges n'en demandent sans doute pas autant ! A bien y réfléchir, les juges ne jugent pas. Ils engagent plutôt leur conscience. Ils fortifient par l'acte de juger la dignité de leur fonction pour les meilleurs parmi eux. Juger c'est d'abord un respect de soi-même. C'est dans cette posture que l'on est fort et que l'on ne craint pas d'être injuste. Il n'existe pas d'ailleurs de juge injuste. Il n'existe que des juges qui ont brûlé en eux leur toge.
Juger est un pouvoir de majesté. Comme écrire des poèmes, avec, toutefois, cette différence qu'à l'opposé du poète inspiré, le juge n'a de muse que la règle de Droit. Mais il arrive que la règle de Droit ne soit pas immuable. La jurisprudence peut venir à son secours et dès lors le juge jouit d'une soupape dans la gouvernance et la célérité de la loi. La jurisprudence donne toujours une âme à un jugement pour en faire une sorte d'arrêt délié, hors du pied et de la lettre rigide de la règle de Droit. C'est là le troisième poumon du juge. Un juge a toujours trois parents: son père, sa maman, son sacerdoce. Albert Camus ou un de ses héros disait: "qu'entre la justice et ma mère, je choisis ma mère". Le bon juge, quant à lui, dirait: C'est la vérité qui se trompe, non la loi!
Le poète porte le monde en créant son œuvre, inspiré, emporté et balloté qu'il est par sa muse. Le juge, lui, est enchainé à ses règles de Droit. La jurisprudence est sa seule muse salvatrice. Elle est le nid de son peu de liberté face aux barbelés des lois.
Que serait le monde sans les juges ? Mais que seraient également les juges sans des institutions étatiques et supranationales d'où émane leur légitimité de rendre la justice ? Voilà pourquoi un monde à l'ordre organisé et protecteur est souhaitable pour l'humanité. Dans l'histoire des peuples, des princes ont été à la fois maitre du pouvoir et de facto juge, sans que personne, homme ou institution, n'ait à redire. Ils avaient droit de vie et de mort sur leurs sujets. La seule règle de Droit qui prévalait était la leur. Nous pouvons dire que l'homme a commencé à descendre de l'arbre le jour où la Déclaration des droits de l'homme et des citoyens -votée le 26 août 1789- a commencé à libérer l'homme de l'esclavage, de la dictature, pour en faire un citoyen à égalité politique et sociale capable de se défendre et de se faire défendre. Le vocable "citoyen" a embelli le Droit et paré la justice d'un manteau de feu qui ouvre à l'humanité des promesses.
Suivons cette belle histoire, dans ce dialogue que voici: « -Monsieur, vous avez un avocat? -Le juge sera mon avocat ! ». Quel bel hommage à la fonction de juge !
"Le Droit, disait le poète Hugo, c'est l'inviolabilité de la vie humaine, de la liberté." Les juges sont veilleurs de jour. Ils dorment dans le lit de la démocratie, c'est à dire veillent sur la souveraineté des peuples. Ils ne sont pas qu'utiles au monde. Ils sont le monde pour que celui-ci soit monde: c'est à dire juste, équitable, beau à vivre à l'image de ce que l'homme, dans ce qu'il a de meilleur, cherche à atteindre dans la sécurité et la préservation de ses droits.
En Droit, si vous appelez le hasard, ce n'est pas le hasard qui répond. C'est le juge qui répond. C'est pour cette raison que l'agenouillement des juges est l'agenouillement de la justice. Si le juge est souillé, la justice est souillée. La justice naît toujours de l'injustice. Devant l'injustice, obéir à la loi, dit-on, "cesse d'être un devoir". On voit alors combien tout devient dangereux, dès lors que la rébellion a pris les armes chez l'homme humilié. Il y aurait, peut-être, une chose que Dieu n'aurait donné qu'aux juges: avec eux, la vérité peut se tromper !
Ce sont des juges libres et indépendants qui démontrent la forme aboutie d'une société. Leurs voix ne devraient ni "applaudir le peuple", ni "maudire le roi". Mais rendre la justice. Tenir la ligne de crête. «Examiner avec soin les faits à lui soumis, car il sait qu’une appréciation correcte des faits conduit à une application erronée du Droit, ce qui affecte l’idéal de justice.»
Mais, finalement, si sans doute nous nous arrêtions à l'étymologie latine du terme Droit, "directum", ce qui est juste", tout devient simple à comprendre, ou presque. La problématique qui est en même temps la difficulté majeure, c'est de juger dans n'importe quelle type de société, et toujours, de ce qui est juste ou de ce qui ne l'est pas ».
Il nous faut aimer et croire en notre pays. Quoiqu’il advienne.
Bien sûr, pour nombre d’Africains aujourd’hui, au regard des théâtres d’opérations -mais les Africains ne sont pas les seuls- l’évidente et douloureuse question qui se pose, est que peut faire le Droit pour contraindre la politique à abdiquer et non que peut faire la politique pour que le Droit abdique. La tragédie tranche toujours non quand la politique abdique, mais quand c’est le Droit qui abdique.
Dans ce temps du monde politique et de la marche des peuples, il nous faut toujours -pas forcément- avoir à l’esprit qu’il faut deux mains pour attacher un pantalon. Notre pays, le Sénégal, dans l’apaisement, « épaule contre épaule », a besoin aujourd’hui de la main de son peuple et de celle de celui qu’il a élu. Ce sera ainsi aujourd’hui. Ce sera ainsi demain avec un autre Président. Si une seule main manque, le pantalon pourrait tomber. Quoique ! Reste Dieu, certes ! Mais il faut L’aider à nous aider.
Soyons des pêcheurs et non des mouettes. Ne nous appauvrissons pas. Ne nous faisons pas peur. Ne rendons pas ce beau pays insoluble ! Il ne peut pas l’être. Il ne le sera pas !
Amadou Lamine Sall - Poète - Lauréat des grands Prix de l’Académie française