Il était né le 14 avril 1927 à Port-au-Prince, en Haïti chérie. Il est arrivé chez nous, chez lui, au Sénégal, dans les années du Festival mondial des arts nègres. L’occasion de rendre hommage à d’autres noms qui ont à tout jamais marqué l’histoire culturelle de notre pays sous Senghor : Jean Brière, Roger Dorsinville, Félix Morisseau Leroy, Jacqueline et Lucien Lemoine, parmi les plus connus.
Poète, romancier, dramaturge, artiste sculpteur, militant politique, fondateur du plus grand théâtre de verdure international d’Afrique à Toubab-Dialaw, fondateur de festivals internationaux, gérant du légendaire Espace-Hôtel de Sobo-Badé qui, dans les années 70, déjà, se construisait avec ses propres mains et son talent immense de décorateurs en pierre. Parler d’un artiste, d’un vrai, d’un pur joyau, c’est parler de Gérard Chenet !
Il fut conseiller culturel du Président Senghor. Ce dernier, il faut le rappeler aux jeunes sénégalais et africains, avait ouvert le Sénégal à tous nos frères des Caraïbes, en leur offrant la nationalité sénégalaise. Je témoigne ici qu’Amadou Lamine Sall fait partie de ces jeunes poètes sénégalais d’alors qui n’auraient pas existé sans la générosité et l’attention affectueuse de Jacqueline et Lucien Lemoine, Roger Dorsinville, Jean Brière.
Il ne faut point manquer de courage et de générosité pour dire ici, tout haut, et je l’assume, que l’accueil et l’attention de ces grands hommes de culture caraïbéens n’avaient d’égal avec ceux des aînés sénégalais qui nous fermaient les portes de leur maison. Les anecdotes révélatrices et cocasses pullulent ! Ma génération a bien sué ! Passons !
Celui que nous pleurons aujourd’hui, Gérard Chenet, disparu à l’âge de 95 ans ce 22 novembre 2022 - comme Sédar et Césaire morts au même âge 95 ans -, m’avait également couvé et aidé à grandir comme poète et écrivain. Que les jeunes générations se le tiennent pour dit : il nous faut des maitres, des références, des modèles. Cependant, il faut savoir toujours leur fixer des limites, sinon on ne sera jamais soi-même ! Il arrive un moment où les maitres deviennent des impasses ! Alors, il faut les « tuer » à sa manière, pour aller vers sa propre identité de créateur.
J’ai toujours refusé, en poésie, d’être un Senghor bis ! Senghor c’était Senghor : fascinant et inégalable ! Il me fallait ma voie propre, une écriture à moi et qui ne ressemblerait qu’à moi seul.
Je ne sais pas si j’ai réussi. Sédar me trouvait têtu et rebelle. J’écoutais beaucoup et obéissais peu. Mais il a été ma lumière, mon brasier, mon matin, mon jardin et mes fleurs. Je lui dois la soif d’écriture, la rigueur, la patience dans le travail et surtout l’humilité !
Gérard Chenet qui nous quitte a laissé une grande œuvre littéraire et humaine. Il fut un poète émérite, un dramaturge ivre de création, un romancier étoilé, un sculpteur inspiré, un militant politique intransigeant de la liberté. Gérard Chenet était bon, généreux, accueillant, ouvert, talentueux et génial, inspiré, toujours au travail et sans relâche. C’est lui, qui, dans les années 80 est venu me prendre pour me faire découvrir Toubab-Dialaw. Il m’a fait visiter un site hors du temps des hommes. Il m’a dit : « Lamine, il faut vite aller voir le Président Abdou Diouf pour que ce site soit classé et réservé aux seuls créateurs et artistes. Pas d’autres intrus ! » Beauté, tranquillité, quiétude, verdure, abondance d’eau de petites rivières et de petits lacs, faune sauvage, plantes rares, baobabs fastueux, oiseaux de toute nature. Le Paradis !
Gérard depuis le site de son théâtre à Ndougouman, me désigna un jour du doigt une colline à cent jets de pierre de là et me dit : « Va ! Grimpe ! Prends ce site pour y construire ta résidence d’écriture. Tu y seras heureux. » Oui, j’y ai été très heureux avec toujours Gérard à mes côtés. Mais le grand malheur arriva : le projet du port de Ndayane qui nous expropria de nos terres pour une saisie de 1200 hectares en projet de zone industrielle ! Effarant, effrayant ! Un pur génocide quant on sait combien cette partie de Toubab-Dialaw est bénie des dieux en nature, en eau, en faune. La folie des politiques est insondable et les cris des poètes et des artistes sont vains !
Gérard Chenet est mort. Il doit être heureux là où il est. Heureux de ne pas voir s’accomplir la tragédie du port de Ndayane ! Son œuvre créatrice : le théâtre de verdure de Ndougouman que le monde entier connait et aime, sera rasé pour les besoins du port de Ndayane et la mise en place de la zone industrielle imaginaire envisagée ! Ma résidence d’écriture également rasée sans compter l’impact nauséabond et destructeur sur un autre lieu de renommée internationale : l’École des Sables de la diva Germaine Acogny.
Avec notre respect et notre affection de toujours, puisse le Président Macky Sall -lui seul détient ce pouvoir- préserver une zone écologique tampon qui sauverait certaines infrastructures culturelles et artistiques devenues incontournables, dont également celle de notre chère sœur artiste Patricia Gomis ! C’est ma prière avec tous ceux, nombreux, qui me demandent de cesser de faire appel à un Président sourd, si loin et si étranger au chant des oiseaux et à l’univers des créateurs. Naïf ? Tant pis, je refuse de le croire, même si la voix de mon Président est bien, bien lointain. Non, Macky Sall n’est pas un sourd et ne saurait l’être pour nos cris !
Gérard Chenet est mort et avec lui, sans doute, la marche lumineuse et féconde d’hommes de renom et de talents venus d’Haïti et de tous les Caraïbes pour faire du Sénégal leur terre d’asile. Il n’en reste plus, sauf un que je connais, l’âge les ayant tous recouvert de silence, tous morts vieux, mais beaux et debout. Reste ainsi encore avec nous un Sénégalais devenu Sénégalais parmi les Sénégalais : de son nom Benjamin Jules Rosette, d’origine antillaise, puissant homme de théâtre, acteur et scénariste, créateur en 1975 du célèbre « Théâtre noir de Paris » devenu « Centre culturel noir » et qui « mettait en avant les minorités parisiennes. »
J’ai toujours suggéré et souhaité, au regard de sa solide renommée et de son expérience internationale éprouvée, que le Théâtre Daniel Sorano le désigne comme son Directeur artistique, afin de sortir de sa léthargie morbide un théâtre qui perd son âme devant le silence et l’indifférence de tous, malgré les efforts louables de l’État. Le Théâtre Sorano a besoin de vrais professionnels, au-delà des valeureux fonctionnaires qui le dirigent, pour asseoir une production de qualité et une politique agressive vers le public adulte en comptant aussi sur le public jeune des écoles, des collèges et lycées, des universités. Ce Théâtre ne doit pas se borner toujours et toujours à n’avoir comme mission que la restauration de sa façade ou de son intérieur. L’État a beaucoup consenti. Maintenant, produisez et produisez des pièces de qualité, ouvrez-vous au monde en invitant sur votre scène prestigieuse mais oubliée les grandes pièces de notre temps, vous aurez supplié Gérard Chenet qui vient de nous quitter et qui adorait Sorano ! Cela est possible.
Gérard chenet est mort et heureux de ne pas voir ce monstre de port de Ndayane venir sous ses yeux, avec bulldozers, gouverneurs, préfets, sous-préfets, accomplir la mission qui leur a été confiée ! Les artistes expropriés comme nous qui survivront à ce port et à sa gigantesque, démesurée et hypothétique zone industrielle, ne vivront pas longtemps. Le déguerpissement décrit, programmé, la « violence » et l’excès de l’expropriation, laisseront des marques indélébiles. Pour un créateur, la mort face à l’injustice et la force, ne serait-elle pas le seul repos possible ? Je me suis inscrit, déjà si épuisé avec des balles en plein cœur, pour ce repos, mon cher Gérard. Tu pars. Nous suivrons. Nous avons tout donné à ce pays chéri et c’est le silence qui répond à nos malheurs.
Écoute Gérard, écoute ces mots de ton ami, de notre ami parti avant toi, écoutons ce que nous dit le poète Charles Carrère, le griot de Gorée : « Ce qui se passera de l’autre côté / quand tout pour moi aura basculé dans l’éternité / je ne le sais pas / Je crois, je crois seulement / qu’un Amour m’attend. / Quand je meurs ne pleurez pas / C’est un Amour qui me prend / Si j’ai peur -et pourquoi pas ?- rappelez-moi simplement / qu’un Amour m’attend. / Il va m’ouvrir tout entier / à Sa joie, à Sa lumière. / Oui Père, je viens à toi / dans le vent dont on ne sait d’où il vient, / ni où il va, vers ton Amour, / ton amour qui m’attend. /»
Mon cher Gérard Chenet, Toubab-Dialaw portera à jamais ton souvenir, ton nom fondateur de cette fraternité dont notre monde si cruel à temps besoin. Reposes en paix. Nous veillerons, nous veillerons avant que n’arrivent les sirènes des bateaux maudits et la fuite des baleines qui venaient pondre au petit matin au large de Ndayane, alors que sur la plage apaisée, aux sons de la cloche sonore de Popenguine, Germaine dansait, dansait, dansait sans mazout, sans odeurs de poissons morts, sans camions, sans wagons, sans grues. Avant le monstre, rien que la danse des baleines heureuses, la danse des mouettes, le rire lointain des pécheurs aux pirogues-Picasso qui partaient en mer et des femmes pieds nus rafraichissant leurs corps face à l’océan.
Mais… en ces temps sombres à venir, ou seront-ils donc, ceux-là qui se sont entêtés à geler l’oxygène, à mettre des menottes aux alizés ? Une triste et bien sombre histoire refusera demain d’effacer leur nom du grand cimetière que sera devenu Ndayane-Toubab Dialaw !
La modernité, les forces d’accaparement, les féroces gains économiques au nom du développement, ont terrassé notre planète et les mouettes blanches sont devenues noires et rouges de sang et de larmes dans les mains des tueurs de planète ! La COP 27 n’aura été qu’un leurre de plus, mon cher Gérard ! Chaque sommet nous rapproche de la fosse commune et ils repartent dans leur jet privé et leur escorte !
Gérard prie pour nous, toi qui es désormais de l’autre côté et qui vois tout à la droite du Seigneur !